André Eugène, l’art de se réinventer

Contraint de quitter Port-au-Prince, André Eugène a trouvé refuge à Port-Salut. Porté par de nouvelles idées, il tente de se réinventer, bien que son cœur reste encore ancré à Grand-Rue.
Les vagues de violence qui ont secoué le bas de la ville de Port-au-Prince à la fin du mois de février 2024 ont profondément bouleversé la communauté artistique Atis Rezistans. Face à cette insécurité grandissante, ses membres ont dû fuir. Peu avant l’évasion de plusieurs dizaines de détenus du pénitencier national au début du mois de mars, André Eugène a confié que sa maison avait été assiégée à plusieurs reprises par des hommes armés préparant leur offensive. « C’était la goutte de trop. Je ne pouvais pas laisser ma famille exposée à une telle violence. Nous sommes partis sans emporter grand-chose », a-t-il déploré.
Près d’un an après avoir quitté Grand-Rue où il a passé plus de 50 ans de sa vie, Eugène évoque son départ avec émotion. « Rien ne laissait présager un tel dénouement. Nous, (les Atis Rezistans NDLR), n’avions jamais imaginé qu’un jour nous serions forcés de quitter notre foyer. Ce fut un moment sombre pour nous car ce lieu n’avait connu que le vacarme des artistes, artisans et mécaniciens. On se sent perdu », raconte-t-il, toujours hanté par ces souvenirs. « Lorsqu’au milieu de la nuit je reste encore éveillé, je regarde les photos que j’ai gardées sur mon vieux portable. Il est difficile d’oublier un lieu où l’on a tout investi, où l’on a vécu ses plus grandes émotions. Mais ce qui est le plus dur, c’est de se dire que Grand-Rue ne sera jamais plus la même », regrette le sculpteur. « Mais il faut bien continuer à vivre, non ? », ajoute-t-il avec résilience.

Et parce qu’il faut continuer, André Eugène, désormais installé à Port-Salut, commune du département du Sud, reprend peu à peu goût à la création. Il a déjà réalisé 17 sculptures, certaines atteignant des dimensions impressionnantes de 132 po x 32 po.

Ce qui réjouit particulièrement Eugène, c’est l’accueil qu’il a reçu de cette nouvelle communauté qui découvre pour la première fois son univers artistique. « Ces sculptures, qu’on les aime ou pas, elles piquent la curiosité. J’ai l’avantage d’être au bord de la route, donc elles sont très visibles. Les gens n’hésitent pas à me poser des questions sur mon processus de création et mes inspirations. Bien que certains y voient des objets liés à la religion vaudou, d’autres pensent que je suis hougan ou un homme fou. Mais j’ai déjà affronté ces perceptions à mes débuts à Grand-Rue. J’ai appris à imposer mon travail comme une création importante. Je vaincrai ici aussi », déclare-t-il avec détermination.
Les principaux défis auxquels Eugène est confronté sont liés à l’approvisionnement en matériaux et à la constitution d’une clientèle. « Le bois est disponible dans ma communauté, mais pour les objets de récupération, je dois parcourir plusieurs kilomètres jusqu’à Quatre Chemins (localité proche des Cayes, NDLR). Le transport des matériaux jusqu’à Port-Salut est un véritable casse-tête, car je dois déplacer des tonnes de ferraille », explique le sculpteur.
Pour Eugène, il faudra du temps à cette nouvelle communauté pour devenir une clientèle. « Elle est dans une phase de découverte, où elle apprend à se connecter à cette nouvelle esthétique. Elle interroge, observe, apprécie. Je ne suis pas pressé. J’ai appris à Grand-Rue que la patience est essentielle. Je suis convaincu que je m’imposerai ici également », affirme-t-il avec confiance.
Lorsqu’on lui demande pourquoi il continue de créer malgré les obstacles, Eugène répond que l’art est, pour lui, une forme de libération et de compréhension de soi. « Créer, c’est traduire mes émotions, mes pensées, mes rêves ou mes expériences en une réalité tangible. C’est un moyen pour moi de me déverser, de me retrouver. Peu importe les défis, l’environnement ou la clientèle, je crée avant tout pour me sentir vivant », insiste-t-il.
Du 10 mars au 10 mai 2025, André Eugène animera un atelier de sculpture à Port-Salut. Il initiera de jeunes artistes aux techniques de sculpture sur fer et sur bois, en mettant l’accent sur l’utilisation de matériaux de récupération, une pratique emblématique de son œuvre. Ce cours explorera la créativité à travers des approches innovantes.
Pour Eugène, cet atelier est une opportunité de s’intégrer davantage dans cette communauté tout en partageant une vision nouvelle de l’art.