Bertho Jean Pierre, artiste malgré lui

© Pierre Michel Jean

L’idylle entre Bertho et l’art est faite de passion, d’aversion, de trahison et de réconciliation. L’artiste, qui se rêve grand plasticien, s’engage sur une voie très prometteuse.

Son tableau arrache l’attention depuis le seuil de sa salle d’exposition. Cette peinture qui arbore un vert vif, assorti d’un noir sur un fond blanc, s’impose au milieu d’un champ de photos appliquées sur des structures en acier, hautes de plus de trois mètres. Bertho Jean Pierre est sans conteste l’une des sensations de la restitution-exposition de l’atelier CDA 2023. 

Le tableau de Jean Pierre Bertho exposé à la restitution-exposition de l’atelier CDA 2023. © Pierre Michel Jean

Des visiteurs qui se prennent en photo devant l’oeuvre de Jean Pierre Bertho. © Pierre Michel Jean

Cette toile attractive d’une dimension 100×100 ( pouces, acrylique sur toile), peut-être ce miroir par lequel on pourrait contempler la longue lutte que le plasticien a mené contre lui-même et ses proches pour imposer son art. Ce jeune artiste, qui a intégré le Centre d’Art en 2017 avec beaucoup de confusion sur son avenir, y a trouvé son esthétique, et se taille désormais une place parmi les artistes les plus prometteurs. Au Centre d’Art, il a retrouvé son amour pour l’art. Cet amour chaste éclos dans son cœur d’enfant qui s’était noyé progressivement dans une aversion due à des choix qui lui ont été imposés. 

Bertho peignant le tableau qu’il allait exposer à la restitution-exposition de l’atelier CDA 2023. © Pierre Michel Jean

Un début ingénu

Le petit garçon d’environ 6 ans trouve un plaisir fou dans la reproduction et la coloration des illustrations de ses ouvrages, surtout scolaires, et parfois, au détriment de ses activités écolières. Ce qui a l’habileté de mettre ses parents dans tous leurs états. Tant pis ! Ce sont leurs outils de travail et les pierres de leur cour qui en feront les frais. Son père est maçon, sa mère couturière. Bertho fait usage de leurs pinces, marteaux, burins pour donner forme aux galets amorphes qui jonchaient l’allée de sa maison. Il essaie de reprendre les bustes des sculpteurs de Brochette qu’il admirait de loin.

C’est la voie qu’il ne faut surtout pas prendre, estime ses parents de foi chrétienne. « Ils sont protestants. Ils assimilent les sculptures à des images taillées, ce qui est prohibé dans la doctrine protestante », raconte Bertho. D’autant plus, ces artistes qui fument, boivent ne sont pas de modèles à suivre selon ses parents. 

Si l’enfant rêve de devenir artiste, son père lui présente un modèle à suivre : Ossey Dubic. « Il était un ami de mon père. Lui aussi père de famille, vivait dans sa propriété… Dubic avait travaillé pour satisfaire ses besoins fondamentaux », rapporte Bertho. Le paternel le place sous ses ordres. Il est chargé de l’initier à l’art.

Chez Dubic, l’enfant gagne la liberté de dessiner. Il trouve des crayons de couleur, des feuilles et des illustrations à reproduire. Parfois, il donne libre cours aussi à son inspiration. D’ailleurs la méthode Dubic veut qu’un bon artiste soit un bon dessinateur. Quand il est fatigué de dessiner, il passe en revue les ouvrages de la bibliothèque de Dubic, surtout des florilèges de peintres. C’est là qu’il découvre le Centre d’Art et les grands peintres ‘’Naïfs’’. Bertho passe environ deux ans dans cette étape avant d’être initié prématurément à la peinture à l’huile. « Dubic croulait sous les commandes, il avait besoin de bras pour l’aider à respecter les échéances », avait constaté Bertho. Il commence par apprêter les canevas, puis les tracer avant de commencer à appliquer de la peinture sur les tableaux du peintre paysagiste. 

Aversion de l’art

Bertho a 13 ans quand son père le conduit chez Dubic. Il y passe la journée entière durant les vacances et tout l’après-midi durant les périodes scolaires. « La Maison de Dubic pour mon père était doublement avantageuse. J’étais avec quelqu’un qui pouvait m’inculquer des notions artistiques et me servir de modèle ; j’étais aussi dans une maison qui accordait une grande importance à la formation académique. Tous les enfants de Dubic étaient des universitaires. Je me rappelle qu’ils aimaient me dire que si je voulais devenir artiste, je devais aller au bout de mes études et fréquenter une école d’art », se remémore-t-il. 

Mais l’adolescent vit son assignation chez le peintre comme une punition. « Il ne l’a pas fait avec la conviction que je deviendrais artiste. Il a voulu rapidement me prémunir de l’influence des sculpteurs de Brochette et m’éloigner de l’atmosphère turbulente de ma maison », analyse l’artiste. La transition est brusque. L’enfant sort d’un univers mouvementé, rythmé par les agitations de ses frères, amis et cousins, marqué par un calendrier quotidien dont ils se chargeaient d’élaborer à un monde calme, gorgé de principes, composé uniquement d’adultes. « L’ambiance était pesante et lourde. J’étais perdu dans leurs causeries ; on n’avait pratiquement pas de sujet de conversation en dehors de l’art. Je pouvais passer la journée jusqu’au crépuscule sans jamais m’entretenir avec personne sinon qu’un livre sur l’art ou une BD », énonce Bertho. 

L’échappatoire

Lesly Giordani, ce bibliothécaire ami du fils aîné de Dubic remarque l’attention de l’adolescent pour les livres. Il lui conseille de visiter l’atelier création Marcel Gilbert à la bibliothèque Justin Lhérisson, à Carrefour. Bertho trouve une occasion d’éviter sa seconde résidence et pour s’échapper du climat de marbre. Il fréquente régulièrement l’atelier. Il lit, participe aux échanges sur la littérature, puis se met à écrire. Son détachement de la peinture inquiète Lesly qui le conseille de reprendre les pinceaux. Bertho l’écoute. Mais pas question de retourner chez Dubic. « J’ai repris la peinture avec l’aide de quelques amis de l’atelier qui sont artistes. Ils m’ont donné des canevas, des peintures et des pinceaux », énumère Bertho. 

La rencontre de la littérature a bouleversé les intentions du jeune artiste. Faut-il verser dans l’écriture et abandonner son désir de devenir artiste ? La connaissance de l’existence du Centre d’Art vient d’ajouter son poids dans ses pensées indécises. « J’étais fasciné. Je pensais que c’était une institution qui avait sombré avec le temps », a-t-il confié. 

Renouer avec l’art au Centre d’Art

Bertho profite d’une nouvelle session du Centre d’Art pour postuler pour une bourse qu’il obtient. Il suit au Centre son premier cours en 2017 avec la plasticienne Marie-Hélène Cauvin qui animait l’atelier de linogravure. 

Bertho et d’autres participants qui assistent au cours de linogravure au Centre d’Art.

Le peintre reprend timidement goût à l’art. Bertho apprend avec des artistes comme Frantz Zéphirin à libérer son art de cases de ses premières formations, et à s’engager sur sa propre voie. Loin de ses parents et de leurs préjugés confessionnels, il expérimente plusieurs techniques, s’inspirant même de sujets qui lui étaient interdits. Ce qui ne s’est pas fait sans difficulté. « Le principal écueil a été l’adaptation à la peinture acrylique. Chez Dubic, on utilisait la peinture à l’huile. Il avait dans ses habitudes une lenteur qui a fini par m’habiter. Avec la peinture qui s’assèche rapidement au contact de l’air, on n’a pas ce luxe ». 

Bertho continue à fréquenter les bibliothèques de la capitale. Parallèlement, il rattrape son rêve d’artiste. Il cherche désormais sa propre voie, sa propre esthétique. Ce qu’il finit par trouver après une session de mentorat. « Des artistes de renom ont été constitués en critiques d’art pour analyser des œuvres que nous avons créées à l’issue d’un appel à projet. J’ai travaillé deux œuvres que j’ai proposé. »

Bertho Jean Pierre aux cotés d’autres jeunes artistes du Centre d’Art lors de l’exposition La relève en 2020. © Le Centre d’Art

Mario Benjamin qui faisait partie des critiques avait distingué seulement une œuvre parmi celles qui ont été exposées et qui présentaient selon lui une certaine originalité : « c’était l’une des deux œuvres que j’ai proposés. Depuis lors j’ai adopté cette technique que je peaufine à chaque fois », narre Bertho. 

Bertho ajoutant les dernières touches à ses tableaux qui allaient être exposées à l’exposition La relève » du Centre d’Art.

Une technique nourrie de formes sujettes à l’inattention

La technique artistique de Bertho Jean Pierre se nourrit de formes difficilement identifiables, qui n’attisent pas forcément l’attention. « Par exemple de l’eau qui est versée sur le sol. Elle prend une forme mais qui souvent ne capte pas notre attention », explique le plasticien. « J’ai aiguisé ma sensibilité visuelle qui me permet de percevoir ces formes. Je constitue avec elles une archive visuelle qui reste enfouie dans mon subconscient », ajoute-t-il. « Cela ne veut pas dire que je sais ce que je vais faire quand je vais peindre. C’est toujours un exercice instantané. Après l’avoir créé, j’ai souvent la certitude d’avoir déjà vu le rendu quelque part ».

Bertho Jean Pierre est aujourd’hui l’une des figures émergentes de l’art haïtien. Il travaille et vit dans le pays.