Farah Morelus, ce que parler a changé

La violence a failli lui arracher son fils. Une douleur logée dans sa chair et son esprit, qu’elle n’arrivait pas à apaiser. Farah, créatrice et bénéficiaire du projet Ann Kwape Vyolans ak Lakilti, raconte comment elle a surmonté ce traumatisme.
Ce jour-là s’annonçait comme tous les autres sous les cieux de Bel-Air. Hilaire (nom d’emprunt) avait pris le chemin du lycée Pétion pour ses examens. En cette période d’évaluation, les cours devaient se terminer plus tôt que d’habitude. Il devait rentrer avant midi. Mais à une heure de l’après-midi, toujours aucune trace de lui. Rien d’alarmant pour le moment : Hilaire a souvent l’habitude de traîner un peu après les cours.
Une heure plus tard, tout bascule. Farah, sa mère, reçoit un appel glaçant :
« Vin chache bandiw la… », lance une voix inconnue au téléphone.
Un frisson la traverse. Elle ne comprend pas tout de suite. Puis les mots prennent sens : Hilaire a été enlevé. Un groupe armé rival exige une rançon de 75 000 gourdes pour le libérer.
« J’ai arpenté toute la zone pour rassembler l’argent, raconte la mère célibataire. Finalement, ils ont accepté 50 000 gourdes. Une fois le transfert effectué via MonCash, une voiture l’a déposé à Bourdon, vers 9 h 15 PM. »
Si Farah a pu récupérer son fils en moins de 24 heures, les séquelles laissées par cet incident ont été immédiates et profondes : migraines violentes, insomnies, montée de tension, crises d’angoisse permanentes. Les jours qui ont suivi ont été particulièrement éprouvants, d’autant plus qu’une nouvelle menace a rapidement émergé.
Dans le quartier, certains soupçonnaient Hilaire d’avoir été relâché trop facilement. « Ils disaient que s’il n’avait même pas été égratigné, c’est qu’il est un toutè (espion), raconte-t-elle. Certains parlaient même de le tuer. Sans l’intervention de quelques amis, on aurait pu assister au pire. »
Depuis, Farah s’est enfermée dans le silence et s’est retranchée chez elle avec son fils. « Je l’ai forcé à abandonner les cours. Il est en philo, il ne passera pas le bac cette année », dit-elle.
Un soutien considérable
Pour le peu de temps qu’ils ont duré, j’ai puisé une force que je garderai longtemps.
Farah Morilus a trouvé un véritable refuge dans les ateliers animés par Roselyne Benjamin, l’une des psychologues impliquées dans le projet Ann Kwape Vyolans ak Lakilti du Centre d’Art. Depuis février 2025, elle portait en silence le traumatisme de cet enlèvement qui avait bouleversé sa famille. C’est sa sœur, Marie Gérald Morilus, habituée du Centre d’Art, qui l’a accompagnée.
« Je l’ai suppliée de m’emmener avec elle, car j’ai senti qu’il me fallait aller voir ailleurs. Le simple fait de quitter le quartier, de me retrouver dans un autre environnement, parmi des personnes qui traversent des histoires similaires à la mienne, m’a procuré un soulagement que je ne saurais décrire », raconte Farah, qui a passé toute sa vie à Bel-Air.
Dès la première séance, elle a été l’une des premières à se confier lorsque la psychologue a invité les participants à partager ce qui les tourmentait.

« J’ai raconté mon histoire sans hésiter. C’était le deuxième pas vers la soulagement. Elle nous a écoutés avec attention, nous a conseillés, orientés. Elle nous a montré des gestes simples à répéter chaque jour pour éviter que notre état mental ne dépende uniquement de l’environnement qui nous entoure », témoigne-t-elle.
Elle décrit les ateliers comme un espace apaisant, sans jugement, où chacun peut se sentir accueilli et compris. « Pour le peu de temps qu’ils ont duré, j’ai puisé une force que je garderai longtemps. »
Aujourd’hui, Farah se dit apaisée : elle est devenue, dit-elle, une psychologue pour sa propre mère. « Elle vit avec nous dans des conditions extrêmement difficiles, après que notre maison a été incendiée lors d’une opération policière. Elle ne s’habitue toujours pas aux tirs incessants. Elle s’inquiète pour nous, pour mon fils, et je dois souvent lui remonter le moral. »
Créer à nouveau
Farah, comme les 19 autres artistes, a bénéficié d’un soutien financier pour créer dans le cadre du projet.
En ce moment, elle travaille sur un tableau orné de paillettes.
« C’est une sensation incroyable de se reconnecter à la matière, aux fils, à l’acte même de créer. Honnêtement, je ne me souviens même plus de ma dernière création. Dans notre contexte, notre premier réflexe, c’est de survivre. »
Reprendre la toile, renouer avec son art, est pour elle une nouvelle forme de thérapie.
Lancé en février 2025 par le Centre d’Art, en partenariat avec l’OEA en Haïti, la PADF et le gouvernement du Canada, le projet Ann Kwape Vyolans avèk Lakilti vise à soutenir les artistes affectés par l’insécurité. Après une première phase d’enquête sur la situation des créateurs, le projet a enchaîné avec des ateliers de professionnalisation destinés à une vingtaine d’artistes issus de quartiers vulnérables, ainsi que des espaces de dialogue communautaire autour de la paix, animés par des psychologues.
Ces activités ont permis aux participants de renforcer leurs compétences, d’exprimer leurs traumatismes et de s’outiller pour mieux affronter la réalité. La prochaine étape consiste en des résidences de création, qui aboutiront à une exposition publique le 9 août 2025.