Insécurité : les artistes de Carrefour-Feuilles dans la tourmente

Lionel St Eloi à la 2ème Journée des Artistes du Centre d’Art. © Charly Amazan

Les artistes fuient Carrefour-Feuilles qui rejoint progressivement les hauts lieux de pratiques artistiques qui plient sous la coupe réglée des hommes armés. Le Centre d’Art, un tant soit peu, s’active à leur tendre la main.

Carrefour-Feuilles, quartier localisé au sud-est de Port-au-Prince, courbe l’échine petit à petit sous les assauts récurrents des gangs. Les résidents qui parviennent à s’échapper de la fureur des bandits ont abandonné leurs maisons. Comme plusieurs autres quartiers à Carrefour-Feuilles, l’impasse St Eloi qui reste habituellement bouillante assez longtemps après le coucher du soleil, est plongée dans un silence glacial. « Personne n’est resté. Les attaques perpétrées contre les riverains depuis le dimanche 13 août avaient contraint un bon nombre à fuir », a rapporté Lionel St Eloi. « Ceux qui y étaient revenus sont repartis ce vendredi 25 août après un nouvel assaut », a ajouté son fils Dukyns St Eloi.

Lionel, sa famille et ses petits-fils qui vivaient à ses côtés, ont aussi quitté l’espace tard dans la nuit du dimanche dans une cacophonie composée de crépitements d’armes automatiques et de cris angoissants de résidents qui cherchaient dans le noir le chemin opposé à celui du danger. « J’ai rejoint un beau-frère de ma femme avec elle à Delmas. Les autres sont éparpillés chez d’autres membres de la famille et quelques amis », regrette le sculpteur. Il a seulement eu le temps de prendre ses papiers et quelques habits avant de partir, tout comme Joseph Dominique qui s’est installé au lycée de Delmas 75 avec sa famille. 

Joseph Dominique. © Charly Amazan

Ricardo Valcin est, quant à lui, resté dans le quartier. Il a quitté sa maison et a battu en retraite dans des lieux de la zone qui ne sont pas encore sous le contrôle des gangs. Cependant, sa femme et son enfant ont quitté Carrefour-Feuilles. Chacun est dans un espace différent, a rapporté l’artiste. Ricardo, qui a des tresses, a « peur d’être pris pour un bandit et subir la fureur de gens qui ne le connaissent pas », confie-t-il. 

Ricardo Valcin. © Facebook R. Valcin

Lionel St Eloi n’est pas parvenu à mettre à l’abri sa collection hébergée dans son atelier. Il a tourné le dos à plusieurs décennies de travail. Les bandits y ont mis le feu au début du mois de septembre, a confirmé son fils Dukyns St Éloi. Le peintre avait dans son atelier plusieurs centaines de pièces : des tableaux, des sculptures, certains y sont là depuis ses premiers pas dans l’art.

Ronald Edmond a subi le même sort un peu plus tôt. Son atelier est parti en fumée. Les bandits y ont mis le feu. Lui et les sept autres artistes qui y travaillaient ont perdu plus de 200 pièces (tableaux, sculptures, drapeaux vodou…). « Personnellement je travaillais sur une commande évaluée à sept mille dollars américains pour des étrangers. J’avais déjà livré une partie. La plus importante n’était pas encore prête. Elle s’est vaporisée dans le feu », s’apitoie le plasticien qui tenait son atelier non loin du commissariat de Savane Pistache. Il a dû compter sur la bonne grâce de ses acquéreurs qui ne le contraignent pas.

Ronald Edmond. © Galerie Monnin

Atelier de Ronald Edmond. © Facebook Ronald Edmond

Les artistes ne sont pas en mesure d’annoncer la reprise de leurs activités. Ils sont en revanche persuadés qu’elle ne se fera pas d’aussi tôt. Lionel St Eloi, très attaché à sa famille et à son atelier, n’a pas « l’énergie, la motivation et l’inspiration nécessaires pour créer ». « Je retravaillais 14 sculptures que je devais remettre bientôt. Les matériels sont dans mon atelier. Mais même si j’y avais accès, je n’en reviendrais pas à la charge. Mon premier souci à présent, c’est de réunir ma famille », martèle-t-il. 

Ricardo Valsin a les mêmes préoccupations. Tenant compte de « la capacité des gangs et de l’inaction des autorités », il ne pense pas que le calme reviendra de sitôt. Il souhaite regagner avec sa famille la ville de province de ses origines et tenter un nouveau départ. Cependant, les moyens lui manquent. Grace à un ami de la diaspora, il vient de payer son loyer et verser la totalité des frais de scolarité de son fils. Un argent qu’il n’espère pas retrouver. « Je ne vendais presque plus. Ma femme et moi avions décidé de payer la scolarité entièrement afin que nous puissions penser à autre chose durant l’année scolaire qui s’approche ».  

Ronald Edmond, en revanche, est prêt à reprendre du service. Il doit d’abord trouver un nouvel espace. Ce qui n’est pas évident pour le moment. En attendant, il tient un petit commerce au bas de la ville de Port-au-Prince pour répondre aux besoins de sa famille.  

Le Centre d’Art, depuis la dégradation de la situation à Carrefour-Feuilles, a rapidement activé un fond d’urgence en vue d’accompagner les artistes qui fuient leurs maisons. Environ 10 artistes résidant principalement à Carrefour-Feuilles, ont reçu un soutien financier. « J’ai remis presque la totalité à ma femme qui se charge de nourrir d’abord l’enfant en attendant que je retombe sur mes pieds », témoigne Ricardo Valcin. « Je le considère comme un apaisement qui comble certains besoins urgents », confie Dominique qui ajoute que l’offensive des gangs lui a pris de cours, le laissant sans alternative, surtout économique. 

D’autres artistes qui habitent dans des quartiers défavorisés, tels que Bel-Air, Grand-Rue, ont aussi reçu un support financier. 

Carrefour-Feuilles ne tient qu’à un fil. Quel sera le prochain quartier ? Les artistes, ceux en particulier qui vivent dans des quartiers populaires de la capitale et qui ne vivent que de leurs arts sont dans la tourmente.