"Je wè bouch pe" : une autre façon de dire la violence

Wendy Desert, lauréate de la bourse FPEH 2022, a voulu rompre avec une culture du silence qu’elle traine depuis l’enfance. « Je wè bouch pe » est un projet autobiographique à travers lequel elle raconte la violence — pour elle-même, et pour tant d’autres.
C’est un fait. Dans les quartiers populaires à Port-au-Prince, la culture du silence s’entretient. Elle prend racine dans la nécessité de se protéger. Elle s’impose d’une maison à l’autre, se transmet d’une génération à l’autre, comme un réflexe de survie.
Dans la famille Desert, cette culture s’est profondément enracinée. La fillette de huit ans, contrainte de fuir Cité Soleil dans la précipitation en 2002, a dû emporter dans ses sacs plus que quelques vêtements : elle a aussi transporté ce silence, intact. Car à Martissant — un autre quartier populaire situé à l’entrée sud de Port-au-Prince, où sa famille s’est installée — il est tout aussi indispensable pour espérer une vie tranquille.
Vingt ans plus tard, cette même famille doit à nouveau fuir son quartier et tout laisser derrière elle. Mais ce qu’elle n’arrive plus à fuir, ce sont les conséquences du silence — un silence qui a laissé des traces profondes dans les corps. Car les corps n’oublient rien. Ils rappellent, au moment le plus inattendu, les souvenirs des douleurs enfouies, noyées dans le silence et l’oubli.
Comment sortir de ce mutisme qui enferme toute une famille ? Par les mots ? Par les images ? Ou peut-être les deux. C’est ainsi que Wendy a trouvé sa voix — sa voie — pour dire la violence.
« Je wè bouch pe » est un autoportrait composé d’une douzaine de photos, dans lequel Wendy Desert évoque la réalité de nombreuses familles haïtiennes vivant dans les quartiers populaires de Port-au-Prince. Elle explore les jeux d’ombres et la superposition des images pour rendre palpables ses émotions.

C’était l’occasion pour moi de parler de la violence, mais sous un angle moins exploré par les photographes.
« L’autoportrait est une approche que j’explore ces derniers temps : partir de l’intime pour aborder des sujets liés aux vécus d’un large public. L’imposition de ce silence, qui finalement nous ronge de l’intérieur, est le quotidien de nombreuses personnes. Je voulais qu’elles se reconnaissent à travers mon récit, qu’elles sachent qu’une autre personne a aussi vécu cette contrainte. Qu’elles ne sont pas seules, et qu’elles aussi peuvent l’affronter », confie Wendy.
Le projet « Je wè bouch pe » a débuté en mai 2020, dans un contexte où de nombreuses familles abandonnaient leur maison à Martissant pour fuir la guerre des gangs.
« C’était l’occasion pour moi de parler de la violence, mais sous un angle moins exploré par les photographes. J’aurais pu aller dans les rues photographier la population en fuite, les blessés, les corps étendus sur la chaussée. Mais j’ai préféré explorer les douleurs invisibles, les séquelles que ces épreuves laissent dans nos corps, ces marques silencieuses qui nous envahissent », explique-t-elle.

La poésie dans tout ça
Le projet photographique porte aussi une voix poétique, intime et douloureuse. La poésie y raconte les fragments du quotidien de Wendy et de sa mère, deux existences imbriquées dans la peur, repliées dans le silence, confinées pour échapper aux balles et aux vacarmes de l’extérieur qui portent le poids de la violence. Elle dit l’attente, l’angoisse, les gestes simples devenus risqués, la tendresse malgré tout. Par les mots, Wendy tente de réconcilier l’indicible avec le vécu, de faire exister ce que le silence a toujours voulu effacer.
« La poésie a toujours traversé mes projets, que ce soit comme photographe ou comme cinéaste. Dans ce projet, elle n’est pas explicative. Elle s’inscrit plutôt dans une forme de complémentarité », souligne-t-elle.
La bourse FPEH, un souffle pour ce projet
« Je wè bouch pe » a été l’un des projets lauréats du Fonds pour la photographie émergente en Haïti (FPEH) 2022, soutenu par la FOKAL. Il a ainsi bénéficié d’un appui financier essentiel.
La bourse a d’abord permis à Wendy de se dégager du temps pour une résidence de création, durant laquelle elle a pu affiner son projet et rédiger ses textes.
Les lauréats bénéficient également de l’accompagnement d’un mentor. C’est le photographe et écrivain franco-haïtien Henry Roy qui l’a accompagnée.
« J’ai énormément apprécié son soutien. Il a toujours été disponible pour me conseiller, relire mes textes, commenter mes photos. Mais ce que j’ai surtout aimé, c’est qu’il m’a laissé de l’espace. À cette période, compte tenu du contexte, je n’étais pas toujours en état de travailler. Il a su avancer à mon rythme. »
Henry Roy, dont l’œuvre mêle mémoire, introspection et poésie visuelle, a été l’un des mentors du programme FPEH 2022.
« Je wè bouch pe » est un projet encore en construction. Wendy Desir prévoit de le faire évoluer et souhaite prochainement en proposer une exposition.