La 277e exposition du Centre d’Art fait actuellement l’objet d’une recherche en Allemagne

Jean Hérald Legagneur, professeur à l’Université d’État d’Haïti et docteur en études littéraires, mène depuis le 1er octobre 2024 des recherches sur la 277e exposition du Centre d’Art. Cette exposition, issue d’un atelier créatif réunissant 14 artistes, constitue le cœur de son étude. À travers l’analyse des œuvres, Legagneur explore la manière dont l’exposition reflète les effets de la violence des gangs en Haïti, tout en développant une théorie sur les pratiques culturelles de réparation. Ses recherches seront publiées progressivement, et un essai détaillant ses travaux paraîtra à l’issue de sa résidence, prévue pour septembre 2025 (ou ultérieurement).

Jean Hérald Legagneur
Université d’État d’Haïti (UEH) / CURE Saarbrücken
« Ce travail a été publié dans le cadre d’une résidence au Centre de recherche Käte Hamburger sur les pratiques culturelles de réparation (CURE) avec le soutien du Ministère fédéral de l’Éducation et de la Recherche (BMBF) au titre de la subvention 01UK2401. »
Les images de « La 277ème exposition du Centre d’art », accueillie à la Maison Duffort à Port-au-Prince, la capitale d’Haïti, du 15 juillet au 31 août 2023, restent gravées dans nos mémoires. Structurée autour du thème de la violence, notamment celle causée par les gangs armés opérant dans le pays, cette exposition rassemblait des œuvres issues de diverses disciplines artistiques : peinture, sculpture, dessin, photographie, vidéographie, etc. Chacune de ces catégories restituait avec force certaines facettes sous lesquelles se manifeste une telle violence à travers leurs œuvres respectives.
Lorsqu’on m’a invité à donner mes impressions sur cette exposition, j’ai soutenu l’idée qu’elle « a marqué un tournant dans la vie du Centre d’art » en ce qu’elle avait « inauguré une nouvelle logique d’exposition ». Je l’affirmais ainsi en raison des pratiques et représentations en rupture avec lesquelles l’exposition a été conçue, réalisée et déployée. Autrement dit, les expositions antérieures du Centre mettaient rarement aussi explicitement en évidence des thèmes reflétant l’actualité sociopolitique du pays. C’est ce qui a principalement permis à cette exposition de marquer l’entrée du Centre d’art à la fois dans une nouvelle ère artistique et une nouvelle logique d’exposition, à l’aube de ses quatre-vingts ans.
Bien qu’une telle exposition m’ait façonné à plusieurs égards, je n’aurais jamais imaginé y mener des recherches. C’est ainsi qu’en décembre 2023, j’ai proposé un projet au Centre de recherche Käte Hamburger sur les pratiques culturelles de réparation (CURE), un Centre basé à l’Université de la Sarre en Allemagne, sous le titre : « La 277ème exposition du Centre d’art : étude d’un cas de pratique culturelle de réparation ». En avril 2024, j’ai reçu une réponse positive. Depuis le 7 octobre, je suis en résidence. En outre, ce projet m’a inspiré un autre, beaucoup plus ambitieux, que j’ai proposé au Clark Institute du Massachussetts, aux États-Unis, sous le titre : The Ongoing Crisis in Haiti and Its Impact on Literature and the Arts, pour lequel une résidence m’a également été offerte, de février à juin 2026.
Dans le projet initial comme dans celui à venir, j’explorerai la représentation des turbulences sociopolitiques et sécuritaires en Haïti à travers les œuvres d’art présentées lors de l’exposition en question. Cette exposition, que j’étudierai comme un exemple pertinent de réparation culturelle, invite à penser les moyens de guérir les séquelles laissées par ces catastrophes humaines. Son étude favorisera ainsi la mise en lumière du concept de « Relation », développé par Édouard Glissant, qui permet de redéfinir les rapports humains et les imaginaires collectifs dans une perspective de vivre-ensemble. L’objectif est d’évaluer, à travers une approche interprétative combinant analyse iconographique et iconologique, comment certaines œuvres artistiques, de manière diachronique et synchronique, non seulement reflètent, mais aussi contestent le désordre engendré par la violence des gangs et la souffrance infligée aux individus, tant en Haïti qu’ailleurs.
Plus précisément, il s’agira d’examiner comment ces œuvres miment le phénomène de résistance populaire face à la puissance de feu des gangs et représentent les divers acteurs impliqués dans la crise sécuritaire actuelle. Elles seront analysées en relation avec divers médias, tels que des textes littéraires, des arts numériques et des vidéos d’influenceurs. L’étude vise à déterminer l’impact de la crise sécuritaire sur le pays et ses habitants, et à évaluer dans quelle mesure ces productions artistiques peuvent contribuer aux initiatives de réparation et de reconstruction sociale dans un pays en crise systémique, marqué par des souffrances historiques et soumis à des contraintes géopolitiques.
Elle se divise en deux parties et commencera par une introduction qui posera le problème des turbulences sécuritaires en Haïti à travers les arts visuels. J’examinerai ensuite comment cette situation affecte directement les pratiques culturelles et artistiques, en particulier au Centre d’art. La question centrale sera de déterminer dans quelle mesure les arts visuels peuvent servir de forme de résistance et de réparation face au désordre sécuritaire et aux atrocités qui l’accompagnent.
La première partie démontrera que, compte tenu des enjeux, de la mise en scène et du processus de création, cette exposition s’inscrit pleinement dans une démarche de réparation culturelle. Les données recueillies et traitées jusqu’à présent montrent qu’elle suscite et capte des émotions, tout en offrant des pistes de réflexion qui permettront de mieux comprendre, voire de résoudre, les défis posés par cette crise. À partir de la situation d’Haïti, j’analyserai les œuvres comme des symboles de réparation socio-émotionnelle, appelant à des actions politiques concrètes et fortes. Je mettrai en évidence leur fonction de témoignage, en évaluant non seulement les messages véhiculés par les artistes, mais aussi l’impact de ces œuvres sur le public.
À partir de ces considérations, je serai en mesure de proposer une théorie des pratiques culturelles de réparation, spécifiquement en lien avec la situation haïtienne. Je mettrai en lumière le rôle central de la pratique artistique dans les initiatives de réparation des traumatismes sociaux, historiques et individuels. L’objectif sera de centrer ma démonstration sur la fonction de la médiation culturelle et artistique entre la violence et la paix civile. Dans ce cadre, l’interconnexion entre les arts, la justice sociale et la réparation post-traumatique sera analysée dans ses multiples dimensions et manifestations.
Enfin, la conclusion de l’étude tentera d’établir un lien entre mensonge, insécurité et vérité artistique en Haïti dans le contexte actuel. L’ordre des mots illustre l’évolution de cette réalité et met en lumière les mécanismes cachés qui ont conduit à cette crise sécuritaire. Ce qui permettra de confirmer l’importance des œuvres d’arts comme instruments essentiels de résistance et de réparation en période de turbulence. L’objectif final sera de mieux appréhender les vérités révélées par ces œuvres, c’est-à-dire ce qu’elles donnent à voir et à apprécier concrètement, sans a priori. J’entends leur fonction de dévoilement, qui rappelle celles commentées par Alice Corbet en 2013 dans un court article intitulé « Jerry, le graffeur qui fait parler les murs d’Haïti ». Sterlin Ulysse a repris et mieux développé ce phénomène en 2016 dans « Jerry ou comment faire parler les murs autrement ».