Insécurité : des hauts lieux artistiques de la capitale menacés 

Grand-Rue, Bel-Air, Croix-des-Bouquets, Rivière Froide, et Carrefour-Feuilles sont des hauts lieux de créations artistiques qui sont désormais sous l’influence de civils armés, au détriment de la création plastique.

2024 marque la 71e année depuis la rencontre de DeWitt Peters et du peintre Antonio Joseph du Centre d’Art avec George Liautaud, un forgeron. Une rencontre qui allait favoriser la naissance d’une nouvelle forme d’art en métal. Cette nouvelle pratique artistique n’allait pas seulement ouvert la voie à l’émergence de plusieurs générations d’artistes dont les œuvres occupent des collections privées, des galeries et des musées du monde, elle allait transformé la Croix-des-Bouquets en un lieu de pratique artistique dont la renommée s’étend bien au-delà de nos frontières.

Gabriel Bien-Aimé, membre de la deuxième génération de sculpteurs du métal découpé, a récemment partagé au Centre d’Art les péripéties de ses contemporains pour faire connaître et accepter cette forme d’art, au-delà des efforts du Centre d’Art. Il a évoqué leurs nombreux périples à travers le pays, offrant souvent leurs œuvres gratuitement dans l’espoir de susciter de l’intérêt et de l’appréciation.

Ce lieu que j’ai toujours chéri et porté dans mes pensées, n’est plus le temple de création qui me fascinait autrefois

Gabriel Bien-Aimé
Gabriel Bien-Aimé à Sapotille (Carrefour) en 1980. © Alain Foubert 

Le septuagénaire n’a pas dissimulé sa désillusion quant à l’évolution de ce lieu depuis son retour en 2015, après avoir vécu 16 ans aux États-Unis. « Ce lieu que j’ai toujours chéri et porté dans mes pensées, n’est plus le temple de création qui me fascinait autrefois. C’est ma plus grande déception», a-t-il exprimé avec regret.

En 2022, il a quitté Croix-des-Bouquets, sa ville natale, en raison de la violence des gangs. Il s’est installé à Hinche, la principale ville du département du Centre, où il s’efforce, depuis, de relancer ses activités artistiques.

Cette réalité est partagée par presque tous les artistes et artisans du village artistique de Noailles, qui vivaient sous la menace constante d’hommes armés depuis 2021. Anderson Belony, l’un des sculpteurs les plus talentueux, y a perdu la vie en octobre 2021. La violence s’est intensifiée en 2022, culminant en octobre avec l’une des attaques les plus meurtrières, qui a fait plusieurs victimes et blessés.

Depuis cette date, la majorité des artistes et artisans ont dû abandonner leurs maisons et ateliers. Ils sont désormais dispersés à travers presque tout le pays.

Carrefour-Feuilles, qui avait autrefois accueilli le célèbre peintre Préfète Duffaut lors de ses séjours loin de sa chère ville de Jacmel, a également sombré dans la violence. Lionel St Eloi, l’un des artistes les plus reconnus de cet espace, a subi des pertes inestimables à la suite de l’assaut mené par des hommes armés le dimanche 13 août 2023. Sa maison et son atelier ont été incendiés, et il n’a pas pu y retourner depuis. Les pertes n’ont pas encore été évaluées.

Ronald Edmond a connu un sort similaire un peu plus tôt. Son atelier, situé près du commissariat de Savane Pistache, a été incendié par des bandits, détruisant plus de 200 pièces créées par lui et les sept autres artistes qui y travaillaient.

La maison de Lionel St Eloi après son incendie

Lionel s’est retiré de la capitale et s’est installé dans une ville de province. Pendant ce temps, Ronald s’efforce de constituer une nouvelle collection tout en entamant la construction d’un nouvel atelier dans un quartier de la capitale. Les artistes ont tous pris la décision de quitter définitivement Carrefour-Feuilles.

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Rivière Froide, une des sections communales de Carrefour, abrite à Brochette 99 (prolongée) le village artistique des sculpteurs de pierre, actuellement sous contrôle d’hommes armés. Jean Salomon Horace (surnommé Ti Pèlen), lors d’un entretien, a précisé que ces hommes armés n’ont pas directement menacé les artistes ni endommagé leurs œuvres ou leurs ateliers. Cependant, il a souligné que la production artistique est presque inexistante en raison des difficultés économiques et d’approvisionnement. « Les jeunes artistes désertent peu à peu, contraints d’explorer d’autres sources de revenus », a-t-il déploré. « Personnellement, je n’ai plus la même motivation qu’au début. Je ne peux plus fournir les mêmes efforts », a-t-il ajouté avec regret.

Depuis près de quatre ans, Grand-Rue est plongée dans un climat sécuritaire des plus inquiétants. Jusqu’au 29 février 2024, les plasticiens de la Grand-Rue, notamment les « Atis Rezistans », ont continué de résister, mais face à une détérioration constante de la situation, la majorité a finalement été contrainte de prendre la fuite pour préserver leurs vies.

J’ai laissé derrière moi plus de 30 ans de création artistique. C’est toute ma vie qui reste là-bas.

Celeur

Les trois figures emblématiques du mouvement « Atis Rezistans » ont abandonné leurs ateliers et, pour certains, leurs domiciles. Eugène a trouvé refuge aux Cayes, la principale ville du département du Sud, laissant derrière lui son atelier et sa maison.

Guyodo s’est installé aux Ateliers Tebo, grâce à l’amabilité d’un ami artiste qui lui a offert un refuge. « J’étais l’un des rares artistes à rester là-bas jusqu’à ce que je me rende compte que cela n’en valait pas la peine », a-t-il regretté. « Grand-Rue est devenue invivable. C’est là que je suis né, où j’ai grandi, et c’est la première fois que je vois cette situation. Je ne reconnais plus cet endroit, où des hommes armés circulent sans respect pour les aînés ou les notables, où je suis obligé de baisser la tête en marchant », s’est-il indigné. Guyodo, dont l’atelier a été ravagé par un violent incendie au début de mars 2020, travaillait sur une nouvelle collection qu’il est maintenant contraint d’abandonner.

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« J’ai laissé derrière moi plus de 30 ans de création artistique. C’est toute ma vie qui reste là-bas », a déploré Celeur, qui avait pris la décision de partir un peu plus tôt que ses camarades. Lors d’une visite du Centre d’Art dans l’atelier de Celeur en 2022, le personnel a pu découvrir une collection étendue sur le rez-de-chaussée et le premier étage. Cette collection, composée de sculptures en bois et en fer, comprend des œuvres qui remontent au début de la carrière de l’artiste. Une autre partie de ses créations est conservée chez un ami dans les hauteurs de Port-au-Prince.